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Dossiers et reportages || Questions sociétales

Entretien avec Alain Touraine

 

Introduction

 

Nous vous proposons deux niveaux de lecture de l'entretien réalisé avec Alain Touraine en avril 2005 pendant plus d'une heure. Une version écrite et imprimable qui est la retranscription fidèle des propos du sociologue, organisée en quatre volets. Une version filmée de l'interview, découpée en pastilles thématiques en lien direct avec les textes. Ces deux versions sont indépendantes et/ou complémentaires, vous pouvez ainsi choisir à votre guise la manière d'entrer en contact avec la sociologie d'Alain Touraine.

Entretien: Jean Blairon, Christine Renouprez.

 

 

Dans son dernier ouvrage, Un nouveau paradigme pour comprendre le monde d'aujourd'hui, Alain Touraine part du constat que si le monde a beaucoup changé, c'est aussi notre regard sur le monde qui a changé. Face aux forces impersonnelles du marché, de la globalisation, de la désocialisation, des violences, la consommation de masse, l'individu semble bien faible...

 

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- J.B : « Alain Touraine, dans votre dernier ouvrage 'Un nouveau paradigme pour comprendre le monde d'aujourd'hui', vous partez de l'idée que la société a beaucoup changé et que pour prendre la mesure de ces changements, la thématique de la mondialisation et de la désocialisation constitue une approche permettant de comprendre ces transformations... »

- A.T: « Je dirais que oui, en effet, le monde a beaucoup changé. Mais depuis le temps que l'on dit que les technologies changent, que l'économie change, etc., il me semble que nous sentons tous la nécessité de désigner les changements de manière plus globale. C'est-à-dire que ce n'est pas seulement les choses qui changent, c'est notre regard. Nous changeons de catégorie. J'explique ça volontiers avec un petit rappel historique... Pendant longtemps dans notre modernité, nous avons pensé en termes politiques. L'État, la souveraineté, la monarchie absolue, et puis ça se termine par l'idée de révolution. Tout ça ce sont des catégories politiques. Ensuite, on a découvert la révolution industrielle. On s'est mis alors à parler classes sociales, luttes sociales, investissement, capital, etc. On a vécu comme ça pendant 150 ans. Et puis j'ai le sentiment - et je ne parle pas de l'avenir, je parle du présent bien établi - que depuis 50 ans, on a basculé - pas complètement, jamais complètement - dans une autre manière de voir, une autre paire de lunettes si vous voulez, d'ordre culturel. »

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- A.T: « Pourquoi ce basculement dans le modèle culturel? Je ne vous dis pas que mon analyse soit tout à fait suffisante mais il y a deux choses qui me semblent essentielles. La première, qui est la plus forte, est ce qu'on appelle la globalisation. La globalisation intéresse les économistes pour un tas de raisons qui moi ne m'intéressent pas tellement. Ce qui m'intéresse, c'est que ce qu'on appelle la globalisation est vraiment une forme extrême de ce qu'on appelait autrefois d'un terme quand-même plus simple, « le capitalisme », au sens tout à fait objectif du terme. C'est-à-dire libérer l'économie de tous les contrôles. Autrement dit, et toute l'histoire économique est faite comme ça, on libère l'économie, elle saute en avant mais elle produit de l'inégalité et ensuite on reprend la main sociale. C'est la sociale démocratie des 100 ou des 50 dernières années. Pour l'instant, comme ça se passe au niveau mondial, comme il n'y a pas de pouvoir politique mondial - à part peut-être le pouvoir moral du Pape! - comme il n'y a pas de mouvement, qu'est-ce qui se passe? Il se passe quelque chose d'essentiel: le capitalisme par excellence! C'est-à-dire qu'il y a l'économie au plafond et puis tout le social, toutes les institutions, tout ça se défait. Et quand les braves gens disent que la ville ça se défait, que la famille ça se défait, il y a quelque chose de vrai là-dedans. On peut en tirer des conséquences désastreuses. Donc la première chose à laquelle je tiens beaucoup, c'est que ce que nous avons aujourd'hui n'est plus du tout une opposition classe contre classe ou acteur contre acteur. C'est d'un côté le monde impersonnel (les marchés, les guerres, les vagues de violence, les technologies) et de l'autre côté il y a quoi? L'individu .»

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- A.T: « La deuxième raison qui explique ce basculement dans le modèle culturel est que pendant ces 150 ans passés, jusqu'aux années 60 du siècle dernier, la grande affaire c'était quand-même la production de masse, le travail, l'industrialisation, le mouvement ouvrier, Charlie Chaplin et tout ce qu'on voudra. Hors aujourd'hui, tout ça existe encore même si c'est un peu diminué, mais en même temps que vous êtes éclairés si je peux dire avec une lumière colorée par la production de masse, vous l'êtes aussi par la consommation de masse, vous l'êtes aussi par la communication de masse. Bref on vous prend sous tous les aspects, sous toutes les faces, si bien que vous êtes mis en cause dans toute votre personnalité. Avant il y avait le travail, mais quand on sortait du travail on retrouvait la famille, le groupe d'origine, etc. Maintenant vous êtes dans le bain, vous n'avez plus de protections. Et donc à ce moment-là, vous ne pouvez parler qu'en termes de personnalité, d'individualité et, je vais prendre un mot qui est le mot dangereux par excellence, d'identité. »

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- A.T: « C'est là où je veux insister sur une chose qui est peu développée dans mon livre et que j'aurais aimé développer plus. Cet individualisme peut être quelque chose de pas très important. Je suis le consommateur, je vais dans le supermarché, je peux acheter ce que je veux. Ça n'a jamais empêché personne de dormir puisque le marketing est une chose sérieuse et on sait très bien ce que vous allez acheter. Par contre, il y a deux choses très sérieuses... La première consiste à dire, comme à toutes grandes périodes de bouleversements historiques: il faut donner la priorité à une définition singulière, particulière, non universelle. Comme au moment de la Révolution française on a dit « la nation est prioritaire ». Au moment du mouvement ouvrier, la majorité des gens a dit « ce qu'il faut c'est la classe ouvrière, un gouvernement de classe, la dictature du prolétariat », qui d'ailleurs est devenue une dictature sur le prolétariat, avec le léninisme et le maoïsme devenant le plus grand totalitarisme du siècle. Quand les droits culturels deviennent essentiels, il y a des gens qui disent « priorité à la singularité, à la particularité », et les droits collectifs, la communauté, le communautarisme, c'est le plus grand danger du siècle! Dans le mouvement ouvrier, il y avait des gens qui étaient très peu nombreux, de braves petits anglais qui étaient des intellos, des syndicalistes et qui se sont mis à inventer la démocratie industrielle, puis la sociale démocratie. Ça a été merveilleux. Chez nous aujourd'hui, on ne sait pas encore très bien mais on essaye de réfléchir. Je me suis en particulier intéressé à ça: qu'est-ce que c'est que ce monde des droits culturels? »

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- A.T: « D'un point de vue politique, très concrètement, ce qui m'intéresse le plus est de savoir où passe la frontière entre la défense des droits culturels et le multiculturalisme ou le communautarisme.  Je dis très nettement, là-dessus il faut être ultra net: je suis un défenseur de l'idée des droits humains étendus au secteur social ou au secteur culturel mais encore faut-il que ces droits culturels, comme c'était vrai au moment de la sociale démocratie, soient liés à un facteur universaliste qu'on va appeler « droits de l'homme ». Disons les choses autrement, en termes très concrets: je crois très positif de proclamer que chacun doit pouvoir pratiquer sa religion. C'est un droit collectif. Mais moi je dis oui à condition que ça s'inscrive dans les droits de l'individu. C'est-à-dire que chacun puisse pratiquer sa religion, puisse en changer, puisse en sortir sans être enfermé dans une communauté. J'ai horreur qu'on se mette à appeler maintenant tous ceux qui viennent d'une partie du monde « des musulmans », alors qu'il y en a beaucoup qui ne le sont pas. C'est comme si on disait que la France est composée de 60 millions de catholiques. Non! »

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- A.T: « Sur le plan non pas purement théorique mais de la réflexion politique, il y a ici une frontière qu'il faut absolument maintenir. C'est à partir de ça que j'essaye de construire mon raisonnement, en arrivant au centre de ma réflexion avec cette combinaison qui est la grande affaire: comment combiner unité et universalité? Par exemple, on emploie souvent l'expression « le droit à la différence ». Moi je réponds: non tout seul, oui si le droit à la différence est lié à d'autres choses. Trois choses en ce sens: le droit à la différence surtout culturelle, le droit à la participation à cette économie globalisée (avoir du boulot, etc.) mais aussi l'acceptation de principes universalistes que j'appelle la modernité. Des principes qui pour moi sont des classiques, ceux qu'on m'a appris dans mon enfance: croire à la raison et croire à l'universalisme des droits individuels. Si vous faites les trois ensemble ça va, si vous ne le faites pas ça ne va pas. Les occidentaux ont souvent tort de dire: mon mode de modernisation à moi c'est la modernité en soi. C'est absolument un non sens vu que vous savez aussi bien que moi qu'il n'y a pas eu de mode de modernisation européen. Les Anglais et les Hollandais se sont modernisés à travers la bourgeoisie. Et d'ailleurs les Belges, ou ce qu'on appelait les Belges avant même la création de la Belgique, étaient aussi un des centres principaux sur le plan économique. Et puis il y a les gens comme les Allemands qui se sont développés au nom d'un état « culturellement défini ». Ce que vous avez trouvé aussi en Turquie, au Brésil, dans des tas d'endroits. Il y a en fait une multiplicité de modes de modernisation. Et je ne vois pas pourquoi nous n'avons pas de modèles Chinois, Indien, Japonais, etc. Donc il y a multiplicité des chemins vers la modernité mais unicité de la modernité. Sans ça, on ne sait plus de quoi on parle. »

 


 

 

Devenir le créateur de soi-même, l'auteur de sa propre existence. La notion de Sujet est centrale dans la sociologie d'Alain Touraine qui voit dans la défense et la protection du Sujet, notamment au travers des institutions, un enjeu essentiel de nos sociétés contemporaines.

 

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- J.B : « Dans le conflit que vous dressez, entre les forces impersonnelles du marché et le danger communautariste, l'individu semble bien isolé et bien faible...»

- A.T: « Peut-être... C'est pourquoi je passe mon temps à prendre sa défense, à lui donner des compléments alimentaires. Cet individu, qu'est-ce qui lui arrive? Alors là, je ne vais pas faire le malin parce que ce sont des problèmes un peu trop lourds pour mes épaules, mais nous avons depuis longtemps le sentiment que nous sommes en même temps que des gens qui vivons, des gens qui créons, qui transformons. Donc qu'il y a un côté créateur de nous-mêmes, et que nous réfléchissons en même temps sur nous mêmes. Nous avons presque toujours vécu avec une image du monde créateur. Dieu était créateur, le progrès était créateur, la société sans classe était créatrice, la technologie était créatrice. Et puis on a tellement créé de choses que tout ça disparaît. Et il reste quoi? L'individu qui se regarde dans la glace et qui dit: « Moi l'individu, j'ai le droit d'agir comme individu, mon droit est d'être un individu de droits. »

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- A.T: « C'est donc l'individu qui devient son propre fondement, sa propre légitimité. C'est ce que j'appelle le sujet. Cela consiste à dire: dans ce monde de tohu-bohu, avec la communication de masse et la consommation de masse, je veux continuer à me regarder comme créateur de moi-même. D'abord à ne pas me perdre de vue, à ne pas me perdre dans la foule si vous voulez, mais aussi à avoir comme vision finale d'être le plus créateur de moi-même possible. C'est ça qui fait qu'à mon avis ce petit individu tout faible, il n'est pas si faible que ça. Je crois que ça se fait entendre, de manière pas forcément directe mais très fort, ne serait-ce que par exemple dans le renouveau du thème des droits de l'homme, que ce soit humanitaire ou pas. Depuis le Marxisme, on ne parle plus de droits de l'homme, on parle de droits sociaux. Aujourd'hui c'est revenu. Vous savez, tout ça n'est quand même pas dérisoire, ça peut avoir des aspects dérisoires comme tout, mais il y a quand-même là une sensibilité à des droits, c'est-à-dire le droit de chacun à avoir une vie responsable et libre. Je dirais même - je préfère encore les mots les plus simples - ce qui aujourd'hui est demandé par la plupart des gens, explicitement, c'est: « Je veux qu'on me respecte, je ne veux pas qu'on m'humilie, je veux être traité comme un être humain. »

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- J.B: « Comment ces revendications multiples d'individus, à partir d'un retour sur eux-mêmes, peuvent faire un mouvement collectif? Ou est-ce que ça ne doit plus le faire?»

- A.T: « Vous soulevez une question qui est encore un peu trop difficile pour moi... J'ai eu une grande tentation qui était de dire que tout cela remplace les mouvements sociaux par des mouvements d'affirmation culturelle, ce qui est assez clair à propos des femmes par exemple. Mais aujourd'hui, je crois que je vous répondrais très nettement qu'il n'y a pas de mouvement possible ou d'action collective possible s'il n'y a pas un agent institutionnel de transformation, qui lui-même doit être éclairé par ce mouvement. On ne peut pas vivre sans politique pour parler tout bêtement. Mais le trou du politique est sans fond, presque partout dans le monde il y a un rejet du politique. Les femmes avec qui je travaille par exemple c'est incroyable! Elles ont un rejet total du politique. Mais on peut le dire de beaucoup de gens, de beaucoup de catégories et ça, ça veut dire qu'il n'y a pas d'action collective. Il faut qu'il y ait passage à la politique. C'est probablement la raison pour laquelle nous sentons tous de manière aussi aiguë le vide du politique. Les gens ne votent pas, les partis ne représentent plus rien, nous sommes vraiment dans un trou dangereux. Ce qui fait que comme c'est dangereux, les gens votent pour dire « j'ai peur de ce qui vient de l'extérieur ». Alors si j'ai très très peur parce que je suis de niveau éducatif très bas, je voterai pour un Front national ou ses équivalents à droite ou à gauche. Si j'ai un peu moins peur, je voterai non à un référendum sur l'Europe. Il n'y a pas de réponses positives qui sont formulées. Il y a des tas de gens qui disent: je suis en dehors, je sors. Ce n'est pas que je suis opposé, je sors du champ politique, je ne joue pas le jeu. »

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- J.B: « Peut-être est-on à la recherche de faire mouvement de façon qui respecte ce que veut le sujet? C'est-à-dire se sentir créateur, se sentir désirant, se sentir pris par une rencontre...»

- A.T: «  Il n'y a pas de défense du sujet contre ce monde qui ne s'appuie pas sur des bases institutionnelles. Autant les vieilles institutions ont foutu le camp, autant nous voyons se renforcer dans un certain nombre de pays des institutions qui sont orientées vers la protection du sujet. Je vais citer trois cas très importants. Premièrement, évidemment, le droit. Dans la plupart des pays, il existe des institutions qui défendent l'individu contre l'État. Ça peut être le cas de la Cour suprême aux États-Unis. En France, nous avons une institution qui fait ça et qui s'appelle le Conseil d'État. Et étrangement, celui qu'on appelle le Commissaire du gouvernement est le défenseur de l'individu contre l'État. Les deux autres cas sont des domaines très importants: la famille et l'école.»

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- A.T: « Dans le domaine de la famille, je dirais que les choses se sont passées normalement. Je veux dire par là que la moitié des familles ont éclaté, l'autre moitié s'est extraordinairement modernisée. Il y a trente ans, vous faisiez venir des pères et des mères à la radio ou à la télévision et vous leur demandiez à quoi ça sert la famille? Ils répondaient: « La famille ça sert à transmettre les valeurs morales et matérielles, etc. » Aujourd'hui, le plus con des cons n'oserait pas dire ça. Personne ne dira ça. Et qu'est-ce qu'ils vous diront les gens? Ils vous diront: « Vous savez, les familles c'est indispensable pour qu'un gamin marche sur ses jambes, quand il n'y a pas de famille, en général, il tombe par terre ». Donc la famille doit être orientée vers l'enfant. Si l'école était aussi ouverte que la famille, ce serait très bien mais ce n'est pas le cas. Il y a une résistance à mort. Le monde enseignant dit: « L'école n'est pas faite pour l'enfant! ». Même en France, il y a une catégorie très particulière qu'on appelle les agrégés de philosophie qui sont pour moi la catégorie la plus prétentieuse du monde, et d'une fermeture d'esprit très exceptionnelle. Ils ont publié plusieurs fois des articles dans Le Monde ou ailleurs, en disant: « Vous vous rendez compte? Aujourd'hui, on entend des choses risibles. Que l'école est faite pour l'enfant! Vous vous rendez compte ce qu'on arrive à dire? Alors que l'école n'est pas faite pour l'enfant. Elle est faite - entre nous pour les enseignants, mais il ne faut pas le dire -, pour transmettre les valeurs universelles, la beauté, la vérité, la science, la « bildung » du 19ème siècle, Goethe, etc. » Et bien si mes enfants! L'école est faite pour les enfants. Ça ne veut pas dire qu'il faut les laisser faire ce qu'ils veulent, ça ne veut pas dire que la connaissance n'est pas un élément essentiel de la formation. Bien sûr que si. Mais il y a une résistance qui est considérable et qui fait d'ailleurs - mais là c'est un autre problème - que dans un pays comme la France, l'école, je veux dire par là l'école publique essentiellement qui représente 80%, est devenue un facteur d'augmentation de l'inégalité et non pas de diminution puisqu'on ne prend pas en charge les catégories sociales, économiques et culturelles de l'enfant. Donc ceux qui sont de milieu favorisé ils se débrouillent tout seuls, les autres ils coulent ».

 


 

 

Notre modèle de modernisation étant épuisé, qu'est-ce qui reste? Les femmes, selon Alain Touraine, qui voit en elles les acteurs d'un grand mouvement qui traverse notre société. Nous venons de vivre 500 ans de domination masculine et entrons selon lui dans 500 ans de domination féminine.

 

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- J.B: « Quand vous avez évoqué dans votre livre l'idée d'un paradigme, vous avez dressé la succession des paradigmes politique, social et culturel. Il me semble que dans le dernier chapitre, vous allez plus loin encore. Par notion de paradigme, vous évoquez une forme de pensée et vous dites qu'il y a une façon de penser qui travaille par recomposition plutôt que par polarisation, et vous avez identifié cette forme de pensée à la pensée féminine... »

- A.T: « Vous avez raison de dire que le mouvement général du livre tente à se dépasser mais ce n'est pas exactement comme ça, c'est simplement plus global. Je m'arrête en effet sur le modèle de modernisation européen, occidental, et je rappelle des choses évidentes. Parce qu'il faut savoir où on en est nous. Hors, nous en sommes à un moment où notre modèle de modernisation est épuisé. Quel a été ce modèle? Alors que les Chinois, les Arabes, etc., disaient il faut maintenir l'empire, il faut maintenir le système, il faut maintenir le tout, les occidentaux ont dit il faut faire exactement le contraire, il faut mettre toutes les ressources dans les poches de quelques-uns, les faire monter à cheval avec des armes et cette élite va avoir les connaissances, le pouvoir, l'argent, ils vont tout casser, ils vont tout construire, ils vont conquérir le monde. Et c'est ce qu'on a fait. Tout le reste a été considéré comme des figures de l'infériorité. Les travailleurs étaient inférieurs - et puis ils sont paresseux comme chacun sait -; les colonisés sont paresseux comme chacun sait; les femmes sont prises dans la nature, ce sont des êtres de nature, il ne faut pas leur donner le droit de vote; les enfants ils se masturbent, etc. Pendant deux cents ou trois cents ans, ça a marché. C'est-à-dire que cette élite a fait le pouvoir, elle a fait une monarchie absolue, etc. Puis à partir de la fin du 18ème siècle, ça a commencé à crier parce que tous ces gens-là qui étaient écrasés, ils ont commencé à se soulever. Alors le citoyen a commencé à dire je te coupe la tête et puis ensuite, le travailleur a dit au patron hé il faut quand même négocier, diminuer la durée de travail, etc. Les colonisés on commencé à dire ça suffit comme ça, on décolonise. Les femmes ont dit on va quand-même en finir avec l'inégalité des droits. Si bien que toutes les cordes de l'arc se sont détendues ou se sont brisées et nous en sommes aujourd'hui à un moment où il n'y a plus rien. »

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- A.T: « Il y a d'autres parties du monde qui ont des modèles. Essentiellement des modèles d'états autoritaires, à la Chinoise si vous voulez, et c'est tout à fait différent du modèle occidental. Mais nous, on est dans un moment où il n'y a plus rien, c'est le marcé, etc. Alors je me suis dit: « Mais est-ce que vraiment il n'y a plus rien? ». Et je suis arrivé il y a un certain temps à la conclusion que en fait, si on regarde ce qui se passe - il ne s'agit pas de mes opinions - il y a un grand mouvement qui traverse notre société. Un mouvement qui consiste à dire que puisqu'on a reposé tout sur la polarisation, sur la machine à vapeur comme disait Lévi-Strauss, maintenant il s'agit au contraire de recoudre ce qu'on a déchiré, de remettre ensemble ce qui a été séparé. On a eu une culture de l'opposition entre le corps et l'esprit, la « casa et la rua » comme disent les Brésiliens, le privé et le public, les femmes et les hommes, etc. Il y a je crois des mouvements que vous pouvez appeler des mouvements sociaux ou culturels. Le plus important, le plus visible parmi ces mouvements c'est tout ce qu'on appelle l'écologie politique, c'est-à-dire qu'il faut aller contre l'opposition de la nature et de la culture sinon on va à la catastrophe, il n'y a pas tellement de temps devant nous. Bon, ça n'a pas donné grand chose mais quand même ça existe. De manière plus faible, plus confuse mais pas inintéressante, je dirais que l'alter mondialisme représente aussi quelque chose. Bon d'accord la globalisation, mais le local, mais le particulier, mais le singulier, qu'est-ce que vous en faites, il faut quand même essayer de relier tout ça. Ce sont les deux thèmes principaux. »         

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- A.T: « Et la question est: « Y-a-t-il des acteurs particuliers? » Et là mon opinion, que je commence à vérifier par des recherches, est qu'il y a vraiment un acteur privilégié qui est en fait les actrices, ce sont les femmes. Pourquoi? Parce que les femmes ont été vraiment définies par l'infériorité. Ce n'est pas qu'on a dit que les femmes étaient inférieures. Non, on a pris la notion d'infériorité et on lui a donné la figure des femmes. Ce qui est quand même plus dur. Et donc les femmes ont vécu et vivent encore ce déchirement à l'intérieur, à l'extérieur, etc. Et elles essayent de remettre les choses ensemble. Je peux vous le dire en termes très théoriques mais je préfère vous le dire en termes très pratiques. Parce que quand on interroge des femmes, en les laissant parler, il y a une idée très simple qui revient tout le temps. Qu'est-ce que vous avez de mieux que les hommes? (Parce qu'entre nous les femmes n'ont aucun doute sur leur supériorité. Ce en quoi hélas elles ont raison.) Quelle est votre supériorité? Et elles répondent toutes une chose qui est assez intéressante. Elles disent: Ecoutez, nous ce qu'on fait de mieux que les hommes, c'est qu'on sait faire plusieurs choses à la fois. Par exemple, il y a une recherche italienne ancienne que j'aime bien citer où des enquêteurs demandent à des femmes jeunes: « Plus tard à quoi voulez-vous donner la priorité? A la vie professionnelle ou à la vie personnelle? » Réponse des femmes: « Pouvez-vous répéter votre question je ne l'ai pas comprise? ». Alors l'imbécile répète sa question et la réponse est: « Les deux, il ne faut surtout pas choisir! Et d'ailleurs on ne choisit pas! »

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- A.T: « Ces femmes, parce qu'elles ont été dominées, comme la classe ouvrière à un moment, comme ces chevaliers de l'élite à un autre moment, ou ces citoyens de la Révolution française, sont les porteuses d'une grande idée: il faut remettre les choses ensemble et remettre ensemble plus particulièrement le corps et l'esprit. Et les recherches que nous avons faites, et qui par ailleurs continuent, sont d'une parfaite clarté là-dessus. Les femmes d'abord s'affirment comme femmes, pas seulement comme victimes. Et deuxièmement, elles disent: la grande affaire c'est de nous construire nous-mêmes. Et à partir de quoi? Quel est le lieu ou la matière première de la construction? C'est la sexualité. Pas la sexualité au sens « le sexe », je dirais que c'est la manière dont vous prenez du sexe et de la libido si vous voulez, et vous allez en faire un élément de la construction de la personnalité à travers la relation à l'autre, mais surtout à travers la relation à vous-même. Cette construction de la personnalité se fait dans le domaine de la sexualité plus que dans le domaine du travail. Un certain nombre de femmes ayant eu une belle réussite professionnelle me disent: oui je ne me plains pas du tout, mais finalement au moment du bilan, je dirais j'ai réussi ou j'ai raté ma vie si j'ai réussi à me constituer par la sexualité. Alors ce mot sexualité n'est peut-être pas bon, mais je crois qu'il est bon, en tout cas il a l'avantage de ne pas être le mot « genre » qui veut dire tout à fait autre chose. »

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- A.T: « Vous savez, les hommes ont gardé quelques petits détails, l'argent et le pouvoir, ce n'est absolument pas négligeable. Mais les femmes ont déjà acquis deux choses. La première, c'est la parole. Les femmes parlent! Et deuxièmement, je dirais plus profondément, et moi ça me frappe, les femmes détiennent le sens - the meaning - des choses. Qu'est-ce que ça signifie? Les hommes passent leur temps à dire: oui moi je suis d'accord mais qu'est-ce que vous voulez, moi, il faut que j'aille à fond dans mon boulot, je n'ai de toute manière pas le temps de réfléchir. Les femmes, elles sont plus théoriques si je puis dire, elles parlent mieux, elles parlent! C'est une différence absolument fondamentale. Et donc c'est ça qui m'intéresse. Mais naturellement elles ne font pas une société pour les femmes, mais c'est une société de femmes. Pour dire les choses autrement, moi je ne crois pas à l'égalité des hommes et des femmes, je n'y crois pas. Je crois qu'on vient de vivre 500 ans de domination masculine et qu'on est entré dans 500 ans de domination féminine. »

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- C.R: « Vous dites que les femmes parlent et qu'elles savent faire plusieurs choses en même temps, etc. Mais quand on va dans les familles, notamment les familles qui sont aidées par l'aide à la jeunesse, on se rend compte que les femmes vivent énormément de difficultés par rapport justement à ces différents rôles qu'elles ont... »

- A.T: « Ecoutez, si vous voulez me dire que les femmes supportent des inégalités, je vous dis oui. Qu'il y a des discriminations et des préjugés, je vous dis oui. Si vous me posez la question qui est plus grave: est-ce que les violences à l'égard des femmes augmentent, ou diminuent, ou se maintiennent? Je n'ai pas le moyen de vous répondre. Je suis quand même pour ma part porté à vous répondre que les violences augmentent, mais je le dis avec prudence. Si vous faites l'addition de mes propos, vous pouvez dire: les femmes sont des victimes. Et dieu sait que 95 % des écrits sur les femmes, disent que les femmes sont des victimes. Moi dans mes recherches, il n'y a pas une femme qui a accepté de se définir comme victime. Et pourtant beaucoup avaient été victimes de tas de choses, mais elles se définissaient toutes comme des actrices, comme des acteurs de leur existence. »

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- A.T: « Donc ce que je dis, c'est que même si les filles ont des résultats scolaires supérieurs aux garçons, elles ont des résultats professionnels dix ans après qui sont inférieurs, parce qu'il y a de la discrimination. Il y a des barrières, aucun doute là-dessus, mais aujourd'hui, ce serait grave de sous estimer la créativité des femmes. Je dis DES femmes parce que dans mon travail, je n'ai jamais observé de différences très marquées, ni selon l'‚ge ni selon le niveau social. Il y a des différences plutôt de petits groupes, etc. Nous avions par exemple dans nos groupes de travail des femmes d'origine musulmane, mais aussi des femmes qui avaient été embauchées dans le groupe parce qu'elles se disaient ouvertement lesbiennes. Nous avons eu quelques hommes aussi. Il n'y a pas eu de discours à propos des discriminations que les femmes subissent mais elles n'ont pas dit le contraire non plus. Elles ont préféré s'unir autour d'un discours de créativité féminine si vous voulez. Vous comprenez, les femmes ont une capacité à donner du sens aux choses. Cela n'empêche cependant pas que les femmes soient victimes. La question est évidemment de savoir si cette capacité à donner du sens peut se transformer en action collective. Ca c'est une autre affaire. »

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- A.T: « Un peu comme il y avait dans la société industrielle un noyau d'idées communes sur le travail, je pense comme je vous l'ai déjà signalé qu'il y a chez les femmes un noyau qui est cette idée de remettre ensemble, de reconstruire, et de reconstruire en particulier sur le thème du corps. Alors la question la plus difficile c'est: les femmes ont-elles un ennemi, qui s'oppose à elles? Je me sens incapable de donner une réponse, mais je vais vous dire celle que j'ai envie de donner. Les hommes? Non. Le système patriarcal? Elles ne savent pas ce que ça veut dire, parce qu'elles n'ont pas l'esprit d'historien, elles sont comme tout le monde. Alors il y a une réponse, qui n'est pas passionnante mais qui est violente, c'est « les politiques ». Les politiques, c'est l'ennemi! Et plus encore: « les médias ». Les médias ça veut dire essentiellement la publicité. »

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- A.T: « Et alors là, on entre dans un sujet passionnant: les affiches publicitaires... Une femme d'ailleurs d'origine algérienne je crois, m'a dit un jour: moi ces femmes que je vois sur les murs, je ne sais pas qui elles sont, elles n'ont pas de jambes comme moi, elles n'ont pas les mêmes cheveux que les miens, enfin ce ne sont pas des femmes, c'est quelque chose d'autre. Et elle a ajouté: quand je reviens chez moi, que je me regarde dans la glace, je n'ai plus de visage, je n'ai plus de cheveux, on me les a volé. Je trouve cette dernière phrase géniale. Je me suis mis à réfléchir à ces propos. Et je vais aller à ma conclusion sous une forme très brutale. Je pense que dans le monde où le paradigme est culturel, se faire voler son image, qui n'est pas simplement l'image au sens stricte, ça veut dire aussi se faire voler son discours sur soi, c'est exactement aussi important que de se faire voler son travail dans la société industrielle. Dieu sait que l'idée d'exploitation est une idée lourde, et bien je crois que l'idée du vol de l'image est une idée aussi lourde. Mais ces femmes sont très ambivalentes parce que tous ces produits que l'on trouve sur les affiches publicitaires, la gymnastique, le maquillage, les thérapies modernes etc., elles les veulent, elles les consomment et en même temps elles les condamnent. Donc où se trouve la frontère? »

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- A.T: « Et ça nous ramène aussi à un thème différent qui amuse plus les Français que les Américains, qui est: « Et la séduction, c'est bien ou c'est mal? » Pour les Américains séduction est égal à « harassment » . Et les Françaises que j'ai interrogées dans le cadre de mes recherches, quand vous leur dites « séduction », elles répondent maintenant elles aussi d'abord « harassment », ce qui n'aurait probablement pas été le cas il y a 20 ans. La réaction est donc négative au mot séduction mais en même temps cette séduction est là. Elle existe. Alors la réponse que les femmes m'ont donnée à la question "la séduction est-ce bien ou est-ce mal?" était: c'est bon quand c'est moi qui joue. Je crois que c'est une réponse intelligente mais je pense qu'il y a quelque chose de plus profond. En tout cas, j'ai été amené à faire l'hypothèse suivante: une femme se sent agressée lorsqu'elle a le sentiment qu'on lui a volé son image. C'est-à-dire que ce qu'elle a en face d'elle, c'est un corps et au contraire, elle réagit positivement si ce corps est doué de sexualité, active. C'est-à-dire que si moi je désire, si moi je suis désirée, si moi je provoque, etc, ça va. Si on me transforme en poupée, ou qu'on dit regardez ces jambes, etc, je me fâche tout raide à l'américaine. Et je n'éprouve aucune difficulté à dire ça en termes ouvriers vous comprenez. C'est comme le travail au début du siècle. Les gens se soulevaient parce qu'on leur prenait leur métier, leur espace autonome. C'est avec ça qu'on a fait les grands mouvements ouvriers. Et bien c'est la même chose avec les femmes. Si vous voulez, ce qu'était le métier, le travail, la qualification, c'est aujourd'hui la sexualité. Si on leur enlève tout ça, on les réduit à faire des gestes à la Charlie Chapelin, à la René Clair, vous comprenez. Enfin tout ce que je vous dis là est tout à fait insuffisant. Mais, c'est pour vous dire premièrement à quel point ces problèmes sont d'une importance majeure, je ne suis pas en train de parler de subtilités, et deuxièmement malheureusement, à quel point tout ça laisse à peu près tout le monde indifférent. Personne n'en parle. On parle sur les femmes, mais on s'occupe bien peu de faire parler les femmes, de les écouter et de les comprendre. »

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- C.R: « Pour revenir à la femme dans la famille, comment est-ce qu'elle peut combiner finalement parentalité et conjugalité? »

- A.T: « Je vais commencer par vous dire une banalité. Il est évident que les différentes facettes, les différents aspects de la vie d'une femme, probablement d'un homme aussi, se séparent. Je veux dire l'aspect vie sexuelle ou vie érotique ou tout ce que vous voudrez, donc la sexualité, le couple, la relation amoureuse, la famille... Vous pouvez dire qu'il y a une dissociation dans la mesure où autrefois la fonction sociale commandait tout, et qu'aujourd'hui les facteurs individuels, les conduites individuelles augmentent. En ajoutant d'ailleurs que ce soit dans la famille ou dans la conjugalité, les femmes massivement réclament plus de liberté individuelle, c'est pourquoi par exemple ce sont aujourd'hui les femmes qui demandent le divorce dans l'immense majorité des cas. »

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- A.T: « Alors la première vraie réponse à votre question est de dire qu'il y a une différenciation croissante des rôles, comme c'est d'ailleurs souvent le cas dans la modernité. Il y a donc des grands conflits entre les rôles, mais on peut aussi, dans une société un peu libérale délivrée de certains préjugés, arriver à gérer des situations plus complexes. Plus complexe ne veut pas dire « n'importe quoi », mais on peut imaginer - quand je dis on peut imaginer, on peut dire ce qu'on observe, parce que moi je n'aime pas imaginer - , on peut donc dire ce qu'on observe. Il y a quand même un nombre croissant de femmes qui vivent assez consciemment plusieurs vies et avec une certaine recherche toujours très coûteuse, avec beaucoup d'échecs, avec une certaine croyance, confiance en leur capacité, voire même en la nécessité de combiner les choses. Je vous donne un exemple qui est banal, banal parce que ça traîne dans toutes les revues ou journaux. Vous prenez des couples de préférence mariés, enfin bien solides. Et aujourd'hui, vous voyez de façon massive tous ces couples mariés dire la nécessité d'un secteur proprement sexuel, de respecter un secteur de sexualité. C'est l'idée que des gens mariés ou pas, mais disons mariés, c'est plus clair d'un point de vue symbolique, doivent avoir des relations qui ont une certaine autonomie. Disons une action érotique, et pas seulement être l'amoureux, l'amant, le père mais être aussi celui qui a une activité érotique. Deuxièmement dans l'aspect famille, vous voyez un effort qui est quand même très grand pour donner une autonomie relative aux relations avec le conjoint, aux relations avec les enfants, aux relations avec soi-même. »

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- A.T: « J'ajoute que s'il y a une chose qui m'a frappé dans les recherches que je fais, c'est que les femmes, de quoi ou de qui parlent-elles avant tout: d'elles-mêmes. Autrefois, dans une étude que j'avais réalisée, elles parlaient de leur mère, mais maintenant elles parlent d'elles-mêmes, et elles parlent assez peu des hommes. C'est une chose qui est très frappante, les femmes aiment avoir « Une chambre à soi » pour faire référence au livre de Virginia Woolf. II leur faut un espace non mixte, des réunions non mixtes, il leur faut de l'autonomie, ce qui n'est pas forcément de l'hostilité. Les femmes recomposent leur univers à partir de ce thème de la femme individu, de la femme sujet, de la femme qui se construit elle-même à travers la sexualité, à travers le rapport à l'autre. »

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- A.T: « Mais enfin ces problèmes de combinaisons entre les rôles, le rôle familial, le rôle conjugal, sexuel si vous voulez, sont des problèmes qui me dépassent. Ce n'est pas mon objectif. Mais parlons franchement: il ne peut pas y avoir d'autres solutions que probablement reconnaître une certaine autonomie, ne serait-ce que dans le temps, et deuxièmement reconnaître la non-domination absolue des règles ou des normes s'appliquant à telle ou telle chose. Le problème certainement le plus compliqué c'est les rapports aux enfants. Et une chose est sûre, c'est que les enfants ont besoin de pésence parentale. Ca c'est assez massif. Mais de quelle présence ont-ils besoin? Et j'aurais tendance à dire, dans la mesure où les parents sont des transmetteurs de normes et d'ordre, que les effets de la pésence ne sont pas tellement bons. Il faut qu'il y ait quelque chose de plus affectif, une intensié des rapports affectifs. »

- C.R: « Et c'est une condition pour que l'individu puisse devenir sujet?»

- A.T: « Oui, moi je crois que oui. C'est Freud qui l'a dit il y a 100 ans. Pour qu'un individu soit un sujet, il faut qu'il apprenne à gérer la réflexivité et la connaissance, et il faut qu'il apprenne aussi à vivre des relations que je n'appellerais pas forcément d'autorité, mais de transmission, d'indication. Il faut qu'il y ait du permis et des interdits. Personne n'a jamais pensé que laisser faire les enfants soit une bonne manière de les éduquer mais à condition qu'aucune règle ne soit indépendante de l'effort pour établir des relations affectives directes. »

 


 

 

En conclusion de cet entretien, Jean Blairon a soumis une série d'objections en vue de confronter la sociologie d'Alain Touraine à l'expérience de terrain telle que nous la connaissons chez nous. Les questions de l'institution, de l'alliance des luttes pour l'égalité et pour les droits culturels ou encore de l'émergence d'un nouveau "secteur" de production du capital culturel sont au coeur de ce dialogue.

 

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- J.B: « Il me semble que dans l'ensemble de votre oeuvre, vous employez le terme institution dans deux sens différents. D'abord au sens politique, par exemple les institutions de la République, qui permettent par la représentation la participation démocratique. Et à d'autres moments, vous le prenez plutôt dans le sens de Goffman comme organismes sociaux. Donc par exemple on peut dire qu'une école est une institution, qu'une prison est une institution...»

- A.T: « Je ne dis pas beaucoup ça...»

- J.B: « Vous ne le dites pas beaucoup c'est vrai...»

- A.T: « Non, pour répondre à votre question, j'emploie dans un cas comme ça le vocabulaire sociologique classique, j'appelle ça des organisations. Et l'institution, c'est quand même la mise en forme de normes de droits. C'est-à-dire ce qui est institué...»

- J.B: « Mais il y a peut-être une troisième signification possible que nous voyons beaucoup dans notre expérience... C'est ce que vous appelez je pense des efforts associatifs. Donc ce sont des gens qui se groupent et quand ils se groupent, vous avez toutes les caractéristiques que vous vous trouvez dans le sujet. C'est au nom d'une rencontre, d'une volonté d'intervention et de création, d'être acteur, de faire un retour sur soi-même, de construire quelque chose pour le monde...»

- A.T: « Dieu sait que je vous suis pour donner de l'importance à ça, mais je n'aimerais pas appeler ça une organisation, pas davantage une institution. Je préférerais qu'on parle d'une subjectivation collective, d'une formation collective du sujet, quelque chose comme ça, parce que je crois beaucoup à ça.»

- J.B: « Alors est-ce qu'on ne pourrait pas dire, pour la beauté du geste, que l'on a eu dans le paradigme politique une lecture des institutions de droit, dans le paradigme social les organismes sociaux à la Goffman, et dans le paradigme culturel l'effort associatif? Est-ce que ce n'est pas une façon de ramener du collectif? »

- A.T: « Oui, je ne dirais pas ça comme ça. Parce que de ce point de vue historique, ce qui est évident, c'est que l'action collective, disons le politique au sens général, c'est quand même avant tout les forces politiques, les partis, le pouvoir. Dans la société industrielle, c'est quand même les syndicats, les représentants d'un rôle économique, etc. Et aujourd'hui, on vous parle tous les matins de la société civile. La société civile pour moi c'est en effet essentiel, mais c'est un niveau de la société politique. Les ONG, c'est ce qui a remplacé les syndicats et les partis. Alors c'est aussi un côté institutionnel et Dieu sait si dans la moitié du monde, les ONG sont des super partis pour ne pas dire des super états. Mais ce sur quoi vous insistez - et moi je trouve que c'est quelque chose de très positif - c'est de dire que pour qu'il y ait une démocratie, il faut quand même que ça vienne d'en bas. Et pour que ça vienne d'en bas, qu'est-ce que c'est que le bas? »

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- A.T: « Prenez même une des expressions un peu floues mais qui veulent dire des choses quand même: la démocratie participative. Ca veut quand même dire je ne m'occupe pas que de la représentation. J'avais déjà dit il y a longtemps qu'il ne faut pas seulement des partis représentatifs, il faut aussi des forces sociales représentables. S'il n'y a qu'une foule, une masse, une absence d'état national par exemple, il ne peut pas y avoir de représentabilité, et donc pas de représentativité. Mais je suis absolument d'accord avec vous pour dire là encore - et c'est la réalité, ce n'est pas du souhaitable! - la réalité c'est que ça bourgeonne au plus près possible de l'individu et avec des échanges qui laissent en fait une part d'autonomie beaucoup plus grande qu'autrefois. Si je vous apprends le syndicalisme ou un parti politique, je vous mets dans des cadres. Si je vous apprends, je ne vais pas dire de la sociabilité mais de la subjectivation, en fait je constitue, je cherche à constituer votre autonomie personnelle. Et donc ce sont - appelons ça d'un langage un peu traditionnel - des organisations anti-autoritaires.»

- J.B: « Oui mais est-ce que ce n'est pas une des vitamines dont le sujet a besoin?

- A.T: « Mais bien sûr! Tout à fait, c'est même peut être la meilleure, la plus importante. Mais je pense que cette création de nouveaux milieux primaires, ce n'est pas toujours la famille, le groupe de voisinage ou les pairs, ça peut être des groupes volontaires, des associations. Association est un bon vieux mot.»

- J.B: « Tout à fait, parce que pour une série de thématiques, comme vous l'évoquez dans votre livre, le handicap, l'interculturalité, etc., ce sont des associations qui portent l'effort? »

- A.T: « Mais bien sûr! Le mot me plaît tout à fait... »

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- J.B: « Vous dites que les mouvements sociaux ouvriers existent encore, mais qu'il y a maintenant l'émergence de problématiques culturelles. Est-ce qu'on ne devrait pas, comme vous le disiez tantôt, recoudre, essayer d'imaginer une alliance, une conjonction des luttes pour l'égalité et des luttes pour les droits culturels? Est-ce que ça vous paraÓt inimaginable?»

- A.T: « Non pas du tout. Vous savez, il y a déjà assez longtemps, au moment où j'avais lancé l'expression les nouveaux mouvements sociaux après 1968, j'avais même pensé que le syndicalisme pouvait prendre sur ses épaules cette lutte. A cette époque, nous étions proche de la CFDT et donc on s'est dit la CFDT va prendre ces petits mouvements sur ses épaules, comme elle avait pris la défense de Solidarnosc, dont je m'occupais beaucoup, sur ses épaules. Et puis non, ça ne s'est pas fait. Mais vous ne pouvez pas défendre par exemple un sujet femme sans défendre l'égalité des femmes, vous comprenez? Vous pouvez défendre l'égalité des femmes et pas du tout vous préoccuper du sujet femmes, ce que je critique. Simplement si vous insistez sur le côté sujet, vous allez quand même insister beaucoup sur le côté spécificité, différence, en même temps que l'égalité. »

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- A.T: « Vous savez, je dirais là-dessus une chose qui est simplement banale. Finalement, quand vous cherchez à définir tout bêtement ce qui est le plus important pour définir la démocratie, est-ce que c'est la justice ou la liberté? C'est l'égalité. Ca ne veut pas dire que le reste ne compte pas mais si vous avez à dire la quintessence, c'est l'égalité. Et aujourd'hui, nous sommes dans un monde dont la définition principale est que c'est un monde où l'inégalité augmente. Et par conséquent la priorité est d'avoir des interventions qui font diminuer l'inégalité. Wolff était moins exigent. Il disait la liberté c'est bien à condition qu'elle n'augmente pas l'inégalité. Moi je crois que nous avons - et ne parlons que de l'Europe - un besoin très immédiat de faire diminuer l'inégalité parce que malgré nos systèmes de sécurité sociale, et en particulier en grande partie à cause du système scolaire, nous avons des systèmes où les inégalités augmentent et où l'exclusion augmente. Donc vous voyez, il ne s'agit pas de parler du sujet comme ça dans un vide social. »

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- J.B: « Et comment peut-on combiner ça? Comment peut-on conjuguer cette lutte pour l'égalité et la défense des droits culturels?

- A.T: « La défense des droits culturels est motrice, elle fait des actrices ou des acteurs. Tandis que de l'autre côté, on est dans le réformisme. C'est-à-dire que tout le monde s'entend pour essayer de diminuer les inégalités, c'est un résultat. Mais si vous n'avez pas un mouvement moteur, vous n'avez pas de réforme institutionnelle. Par conséquent, le plus important, c'est de fabriquer des sujets. Le plus important c'est la réflexivité des femmes sur les femmes comme on aurait dit autrefois, la prise de conscience, appelez ça comme vous voudrez. C'est ça quand même qui est l'essentiel. L'expérience le montre, si vous restez à des thèmes égalitaires, on en parle mais on ne le fait pas. Ca n'a pas de force motrice. »

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- J.B: « Et vous pensez que dans la force motrice culturelle, le thème de l'égalité va revenir? »

- A.T: « Je pense qu'il reviendra dans la mesure où il sera commandé par le thème non pas de la différence mais de la spécificité. Ce problème est le vieux problème de l'anthropologie: comment combiner l'égalité et la différence? Moi j'ai posé la question à d'illustres anthropologues et ils m'ont toujours dit que je cherchais vraiment la solution impossible, la quadrature du cercle. Et pourtant, je crois que c'est tout à fait possible. C'est-à-dire qu'il s'agit d'obtenir que la différence soit reconnue institutionnellement, donc qu'elle ait un statut, que les orientations différentes par leur contenu aient un statut d'égalité. Et là encore, je le répète, la solution est la solution Kantienne, Habermasienne, c'est-à-dire qui est de l'universel, de la raison, de l'universel dans les relations entre les acteurs. A ce moment-là, vous pouvez faire monter tout le monde. »

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- J.B: « Dernier point. Tout à l'heure, vous avez évoqué les femmes et leurs commentaires de la publicité « on me vole mon image ». Et vous avez dit: ça c'est l'équivalent du mouvement ouvrier « on me vole mon métier ». Mais ne pensez-vous pas qu'il y a aussi toute une série de métiers dont la contribution est ignorée? Ce sont tous ceux qui fabriquent le capital culturel. C'est l'enseignement, les associations dont on a parlé. Est-ce que ce n'est pas là l'équivalent du prolétariat auparavant? Parce que en fait, on ne peut pas être dans une société globalisée de l'information, des médias, de l'image, si on n'a pas des gens éduqués, des gens qui s'intéressent à la culture... Est-ce qu'il n'y a pas là une gigantesque négation? En Belgique on dit que c'est le secteur non marchand qui fait ça souvent... »

- A.T: « Le secteur non marchand ce n'est pas une injure... »

- J.B: « Non ce n'est pas une injure mais est-ce que ce n'est pas une appellation par la négative? Comme on dit les ONG (Organisations Non Gouvernementales), alors qu'en fait on pourrait dire que la contribution de ce secteur est plus centrale ... »

- A.T: « Pourquoi est-ce que ça serait positif de fabriquer des pneus et négatif de faire passer des scanners? Je ne comprends pas. Il est bien évident que comme vous le dites, les secteurs qui sont en croissance les plus rapides, l'éducation, la santé, la recherche, l'innovation, la communication, sont des secteurs qui sont parfois marchands, parfois pas. Moi je n'aime pas qu'on fasse une frontière. Il peut y avoir du marchand et du non marchand et je me méfie beaucoup des français qui veulent tout mettre dans le secteur public non marchand, etc. Il y a des tas de choses qui n'ont aucune raison d'être dans le secteur non marchand et il y a des tas de choses qui sont dans le secteur marchand et qui ne devraient pas y être. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que nous sommes dans une période de grand remaniement des systèmes de protection sociale. La question de savoir s'il faut privatiser la protection sociale ne doit pas être posée en Europe. Je ne vois pas pourquoi se payer sans aucune raison des désordres dans la rue et des semi-révolutions».

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- J.B: « Mais est-ce que vous pensez qu'il n'y a pas là un secteur? »

- A.T: « Non moi je ne suis pas convaincu. Parce que je suis convaincu que ce sont des secteurs où les choses se passent mais où se forment aussi les positions les plus opposées. Exactement comme dans le monde de la production il y a des chefs d'entreprise, il y a des salariés. Et le monde des enseignants par exemple, je le trouve souvent un facteur d'inégalisation, d'exclusion des minorités, etc. Donc c'est là que ça se joue. Quant à dire que les gens qui travaillent là-dedans sont des bons... Il y a des bons et des mauvais, des bons et des méchants et là-dessus, la seule solution c'est les débats politiques ouverts. »   

 


 

Introduction

La question de la création, création d'une oeuvre, création de la société par elle-même, du travail et de l'action qu'elle suppose de l'acteur et du sujet qui la réaliseront est au coeur de la sociologie d'Alain Touraine. Celle-ci s'est élaborée à partir de recherches en sociologie du travail, sociologie qu'il contribua, à la suite de Georges Friedmann, à distinguer de la sociologie industrielle. Il s'agissait moins de s'intéresser à l'organisation des processus de production que de comprendre la situation de travail en relation avec l'industrialisation.

 

Repère bibliographique

Sociologie de l'Action
(Paris, Seuil, 1965).

 

L'industrialisation est décrite dans Le travail ouvrier aux Usines Renault C.N.R.S 1955 à partir de l'évolution de la machine-outil comme évolution en trois phases: la phase A, celle du travail professionnel où l'ouvrier a le choix de ses outils, méthodes et gestes; la phase B du travail à la chaîne de réalisation de produits standards en accomplissant des gestes simples et répétitifs; la phase C du travail de surveillance, de contrôle et d'entretien d'une production matérielle effectuée par un système technique. Le travail est indicatif des rapports sociaux, situation matérielle expression d'un état des forces productives, relations de production, de répartition et de consommation, innovation et contrôle. Le travail est la condition historique de l'homme mais n'est jamais qu'une forme de la relation entre le système professionnel et le système technique. L'action dont il n'est qu'une des formes est dès lors à replacer et comprendre comme sens d'une situation historique; ce sera le projet de la perspective actionnaliste.

Le développement des sciences sociales du travail a consisté à mettre à jour des implications de plus en plus collectives de la situation et des conduites de travail: contre le technicisme et au-delà des observations sur le facteur humain, l'école de Harvard a insisté sur la psycho-sociologie de l'entreprise, et ses critiques ont justement rappelé que l'ouvrier se définissait aussi par la situation professionnelle, les groupes d'intérêts, les structures sociales où le placent son travaiet ses activités hors-travail. Sociologie de l'action. Seuil.1965.p.465.

La « Sociologie de l'action », premier grand travail théorique sera élaborée, dans la suite de ce qui vient d'être dit à propos du travail, autour du sujet historique conçu comme rapport de la société à elle-même, travailleur collectif capable de se saisir de son propre travail et des résultats qu'il produit pour donner sens à son action historique. Le sujet historique donne sens à une action historique, il en définit l'orientation à partir de l'usage du surplus du travail: construire des cathédrales, développer la production, développer des techniques.

L'analyse subjectale – c'est-à-dire du sujet, des thèmes d'orientation de l'action - ...est très éloignée de la compréhension intuitive de la subjectivité. Le sujet n'est pas l'existant individuel mais une action, création et oeuvre indissolublement et dialectiquement liées. L'analyse du sujet historique, thème privilégié de l'analyse actionnaliste, ne se réduit donc pas à l'étude de l'évolution du travail. Elle cherche à atteindre des structures, mais qui ne peuvent pas être trouvées directement à partir des données d'observations, comme dans un système d'expressions symboliques, dont les éléments n'ont pas de sens détachés de leur rapports structurels. Sociologie de l'action p.112.

 

Repères bibliographiques

Production de la société
(Paris, Seuil, 1973).

La voix et le regard
(Paris, Seuil, 1978, éd. Livre de Poche, Biblio/Essais en 1993).

 

L'architecture théorique élaborée par Touraine trouve un premier parachèvement dans Production de la société où sont reformulés et précisés, comme ils le seront encore ultérieurement, les concepts de son cadre heuristique et analytique, les outils de son questionnement et de son analyse. Celui-ci comporte et articule historicité, système d'action historique, rapports de classes, système institutionnel, organisation sociale, mouvements sociaux. L'historicité est une pièce centrale du schéma; elle retiendra plus particulièrement notre attention nous réservant de revenir sur d'autres composantes de la construction théorique dans l'évocation ultérieure de l'oeuvre.

J'appelle historicité cette distance que la société prend par rapport à son activité et cette action par laquelle elle détermine les catégories de sa pratique. La société n'est pas ce qu'elle est mais ce qu'elle se fait être: par la connaissance qui crée un état des rapports entre la société et son environnement, par l'accumulation qui retire une partie du produit disponible du circuit aboutissant à la consommation; par le modèle culturel qui saisit la créativité sous des formes qui dépendent de l'emprise pratique de la société sur son propre fonctionnement. Elle crée l'ensemble de ses orientations sociales et culturelles par une action historique qui est à la fois travail et sens. Production de la société Seuil,1973,p.10

Ainsi si la société industrielle est action d'organisation du travail ayant une forte emprise sur l'accroissement de la productivité de biens matériels et que la société programmée est production de connaissances ayant une forte emprise sur la production de biens immatériels, c'est à partir de là qu'elles saisissent leur créativité. Ce sont ces systèmes d'action historique qui sont médiateurs entre l'historicité et les conduites; c'est à partir de là qu'elles se donnent à comprendre.

... la pratique sociale est déterminée non par ses lois internes ou par les exigences de la vie sociale mais par les ressources mobilisables au service d'un modèle culturel.
Production de la société, p.82.

Le champ d'historicité est constitué par le système d'action historique et les rapports de classes ensemble par lequel l'historicité se transforme en orientations de l'activité sociale et a emprise sur celle-ci. Le système d'action historique assure le lien entre l'historicité et le fonctionnement de la société, les rapports de classes comme rapports à l'accumulation assurent le lien entre l'historicité et l'organisation sociale. Cette emprise de l'historicité sur l'activité sociale via le système d'action historique est tensions et articulation de tensions entre le mouvement ou dépassement du fonctionnement social et l'ordre ou l'organisation sociale, entre orientations ou modèle culturel et ressources, entre culture ou modèle de créativité et société ou hiérarchisation des ressources mobilisables. Le champ d'historicité est l'objectif du changement social par les mouvements sociaux qu'il convient de distinguer des conduites conflictuelles de revendications - salariales par exemple - qui ne s'inscrivent pas elles dans la transformation d'un système d'action historique et des rapports de classes.

Le système d'action historique... n'est pas un ensemble plus ou moins cohérent de valeurs ou de principes, mais liaison d'éléments en tension les uns avec les autres, puisque par eux la société est chevauchée par son double, comme le fidèle par les esprits dans les cultes africains. Production de la société p.81.

Le lien entre l'historicité et l'organisation sociale est réalisé au travers des rapports de classes.

L'opposition des classes est fondée sur l'accumulation, principale division de la société avec elle-même, mais en même temps leur conflit ... Les rapports de classes ne sont ni des rapports de concurrence ou de superposition à l'intérieur de l'ordre social, ni des rapports de contradiction, mais des rapports de conflit, qui se manifestent le mieux par les mouvements sociaux qui mettent en oeuvre la double dialectique des classes sociales, lutte entre deux adversaires défendant des intérêts privés, mais prenant aussi en charge le système d'action historique. Production de la société p.145

J'entends en principe par mouvements sociaux l'action conflictuelle d'agents des classes sociales luttant pour le contrôle d'un système d'action historique.Production de la société p.347. ou encore Le mouvement social est la conduite collective organisée d'un acteur de classe luttant contre son adversaire de classe pour la direction sociale de l'historicité dans une société concrète. La voix et le regard. Seuil,1978p.104.

Il est défini à travers la combinaison de trois principes d'identité où l'acteur se définit lui-même en référence au conflit et à son organisation, principe d'opposition ou désignation de l'adversaire et principe de totalité ou projet de construction d'une autre société.

Le système institutionnel c'est l'historicité transformée en règles de vie sociale qui, par ailleurs, sont au fondement du fonctionnement des organisations.

La notion d'institutions, tout en semblant confuse, puisqu'elle nomme du même nom la famille, l'Eglise, le Parlement, les tribunaux, l'organisation économique impose l'image de la société comme législateur, comme personnage réglant sa vie au nom de principes, gérant son patrimoine, contrôlant les tensions qui naissent de la diversité de ses rôles. Production de la société.p.212.

Une organisation est « un ensemble de moyens gouvernés par une autorité en vue d'assurer une fonction reconnue comme légitime dans une société donnée ou «  les organisations c'est-à-dire des unités particulières formées pour la poursuite de buts spécifiques dirigées par un pouvoir établissant des formes d'autorité et déterminant les statuts et les rôles des membres... . Production de la société.p.282;280.

Si au plan institutionnel on portera tout spécialement attention à l'Etat «lieu de combinaison du système institutionnel et des autres systèmes sociaux, système d'action historique, système de classes, systèmes organisationnels» au plan de l'organisation sociale ce seront les administrations, entreprises et agences d'historicité (églises, universités, centres de recherches, cabinets ministériels) qui seront objet d'analyse.

 

Repère bibliographique

Le retour de l'acteur
(Paris, Fayard, 1984, éd. Livre de Poche, Biblio/Essais en 1997).

 

L'étude des mouvements sociaux porteurs des transformations du champ d'historicité et fondée sur l'analyse de situations à l'origine des conduites - exigence présente dès les études de sociologie du travail - impliquait l'élaboration d'une méthode articulant observation participante et distance aux situations. Présentée de manière systématique dès 1978 dans La voix et le regard, elle sera utilisée lors de multiples interventions (La prophétie anti-nucléaire 1980; Le pays contre l'Etat: luttes occitanes 1981; Solidarité 1982; Le mouvement ouvrier 1984). Il s'agissait de réunir les acteurs auxquels pouvaient s'adjoindre des amis, des témoins pour mener une auto-analyse au cours de laquelle le chercheur formulera des hypothèses permettant d'accéder à la signification la plus élevée possible de l'action soit la nature du mouvement social dont elle est porteuse.

Si nous admettons que l'essentiel est de saisir non pas la manière dont les individus « consomment » l'organisation sociale mais la manière dont les forces sociales ou des mouvements sociaux « produisent » la société, il faut trouver une méthode qui se place à ce niveau là. Je travaille donc avec - pas sur - des groupes de militants, d'acteurs participant à la même lutte. Deuxièmement comme l'action est définie par des relations sociales, je ne sonde pas les reins et les coeurs, je place ces acteurs en interaction avec des partenaires sociaux réels choisis par eux. Ennemis d'abord, amis ensuite. Le troisième principe est que ces acteurs, étant guidés par une certaine image de leur action et de leur environnement, ne sont pas des sujets d'expérience; j'analyse leur auto-analyse. Je réinjecte dans le groupe l'ensemble des documents produits par lui et je l'enferme dans sa propre production. Le quatrième point, qui est central, concerne le rôle du chercheur. Il ne se contente pas d'organiser l'auto-analyse du groupe; il intervient. Mais comment? Il ne peut pas être un observateur distant et froid, pas davantage se faire l'interprète des acteurs, bref devenir un idéologue. Ce qui définit ma méthode, c'est que le chercheur représente devant les acteurs en lutte la composante analytique la plus élevée de leur action, c'est-à-dire le mouvement social. Il est si je puis dire le prophète du mouvement social. Le Monde 19-20/11/1978. Propos recueillis par Bruno Frappat.

Ces nouveaux mouvements n'auront toutefois pas l'impact attendu; plutôt que d'observer leur déploiement il semble que c'est d'un reflux qu'il faut prendre acte. L'hypothèse n'était-elle pas pertinente, les effets d'une conjoncture de crise auraient-ils été sous-estimés, n'a-t-on pas trop vite identifié des actions particulières à un modèle général? Ce questionnement est au coeur du retour de l'acteur (Le retour de l'acteur. Essai de sociologie. Fayard. 1984). Il conduira à de nouvelles formulations quant à ce qui est central du point de vue de la capacité de la société à se représenter et se transformer.

...je me dois de jeter un regard critique sur les faits et les idées auxquels j'ai accordé tant d'importance; n'avons nous pas donné une portée exagérée à des phénomènes en définitive peu importants et éphémères? Le retour de l'acteur.1984 p.272.

Dans cette perspective,n'est-on pas amené à considérer que le mouvement ouvrier a été mouvement social fort en période d'expansion favorisant l'autonomie du social et du culturel par rapport au politique et que sa perte d'influence tient au fait qu'en période de crise l'emprise du politique est dominante? Par ailleurs les nouveaux mouvements sociaux qui se sont développés alors que nous quittions progressivement la société industrielle pour entrer dans la société moderne n'ont ils pas contribué à imposer une représentation de l'action de la société sur elle-même reposant sur l'opinion et la communication, bref sur une autonomie maximale du culturel et du social par rapport au politique? La coexistence d'une situation de crise avec une historicité fondée sur l'autonomie des opinions donc du sens et des communications donc des réseaux par rapport au pouvoir ne conduit-elle pas à repenser fondamentalement le mouvement social et à le concevoir comme mouvement du Sujet? Cette question, qui est aussi celle de la démocratie, est au centre de la réflexion actuelle de Touraine.

Les nouveaux mouvements sociaux, au contraire, ne se forment pas par l'action politique et l'affrontement mais davantage en influençant l'opinion publique. Ils sont diffus alors que le mouvement ouvrier était concentré. La faiblesse même des mouvements sociaux aujourd'hui ne doit pas faire oublier qu'ils représentent une large fraction de l'opinion... Il faut maintenant... changer le cours de notre réflexion et nous poser une question moins historique et plus sociologique... comment les mouvements d'opinion peuvent-ils s'agréger, se concentrer et s'organiser en actions collectives capables de mettre en cause les formes centrales de la domination sociale et donc devenir de véritable mouvements sociaux.
Le retour de l'acteur p.282-283.

 

Repères bibliographiques

Critique de la modernité
(Paris, Fayard, 1992, éd. Livre de Poche, Biblio/Essais en 1995).

Qu'est-ce que la démocratie?
(Paris, Fayard, 1994, éd. Livre de Poche, Biblio/Essais en 1997).

Pourrons-nous vivre ensemble? Egaux et différents
(Paris, Fayard, 1997, éd. Livre de Poche, Biblio/Essais en 1997).

 

L'idée de Sujet, comme acteur d'un mouvement social dont l'adversaire est l'ensemble des formes de domination de la culture et de la personnalité est associée à une conception de la modernité: séparation du sujet et de la nature. Si elle s'est construite en utilisant la raison contre les passions et en réduisant de ce fait les conduites à leur utilité elle a en même temps remis au premier plan la question de l'identité. Cette crise du rationalisme, souvent traitée au travers de l'opposition espace ou vie publique/espace ou vie privée pourrait l'être plus judicieusement par l'union de la raison et de la subjectivation. C'est celle-ci qui constitue le Sujet en mouvement social entre des entreprises et des marchés d'une part, des désirs individuels et la mémoire collective d'autre part.

... la raison et le Sujet, qui peuvent en effet devenir étrangers ou hostiles l'un à l'autre, peuvent aussi s'unir et l'agent de cette union (être) le mouvement social, c'est-à-dire la transformation de la défense personnelle et culturelle du Sujet en action collective dirigée contre le pouvoir qui soumet la raison à ses intérêts. Critique de la modernité. Fayard,1992,p.430.

La notion de Sujet qui, de toute évidence, n'a rien à voir avec un individu ou un collectif particulier fait l'objet de multiples formulations qui toutes sont des constructions associant les pôles opposés d'oppositions telles que culture/société, individuel/collectif, universel/particulier.

La démocratie est l'ensemble des conditions institutionnelles qui lui permettront de combiner ceux-ci et qu'on peut aussi formuler: donner sens à sa vie d'une part et reconnaître l'autre d'autre part, bref être citoyen. L'élan démocratique est toutefois caractérisé par la dissociation croissante entre raison instrumentale et identité culturelle. Son développement et le sort de la démocratie elle-même se jouent autant dans les industries culturelles (hôpital, université, tourisme, publicité...) que dans les entreprises de production.

... dans une société post-industrielle, où les services culturels ont remplacé les biens matériels au centre de la production, c'est la défense du sujet dans sa personnalité et sa culture, contre la logique des appareils et des marchés. »
« Le sujet tel que nous le concevons aujourd'hui ne se réduit pas à la raison. Il ne se définit et ne se saisit lui-même que dans sa lutte contre la logique du marché ou des appareils techniques; il est liberté et libération encore plus profondément que connaissance. En même temps il est appartenance à des identités collectives autant que dégagement et libération. Le sujet est à la fois raison, liberté et mémoire.
Qu'est-ce que la démocratie? Fayard 1994,p.168,p.180.

Se trouve ainsi posée la question du vivre ensemble en s'affirmant à la fois comme libres et égaux mais différents, question qui est aussi celle de la communication entre les personnes et les cultures. A nouveau il ne peut y être répondu qu'au travers du mouvement du Sujet défini comme conciliation du général et du particulier dans chaque expérience individuelle et collective.

La communication interpersonnelle et interculturelle n'est possible que si nous cessons de nous définir par notre appartenance à une identité particulière ou notre référence à une raison que son abstraction rend inséparable d'une classe dominante, celle des propriétaires ou celle des citoyens. Elle suppose que l'opposition entre universalisme dominateur et particularisme intolérant soit dépassée par le recours à ce qui n'est ni général ni particulier mais unique, l'individuation de chaque existence personnelle ou collective. Et celle-ci est le produit d'un effort visant à unir les deux moitiés de l'expérience humaine, l'instrumentalité et l'identité culturelle et psychologique dont la séparation produit la démodernisation. Pourrons-nous vivre ensemble? Egaux et différents. Fayard,1977, p.192.

Conclusion

 

Repère bibliographique

Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d'aujourd'hui
(Paris, Fayard, janvier 2005)

La présentation fort imparfaite et par trop schématique qui vient d'être faite du cadre heuristique et analytique d'Alain Touraine fait l'impasse sur les recherches en Amérique latine et l'implication qui y fut la sienne pour former les chercheurs de ces pays à être et à promouvoir l'acteur de sociétés qui si elles étaient ou sont momentanément dépendantes disposent de ressources mobilisables pour leur développement. Les préoccupations, questions et outils s'y déploient selon la logique qui vient d'être exposée. Elles seront reprises dans Un nouveau paradigme. Fayard,2004. Celui-ci est à l'origine et fait l'objet de l'entretien qu'il nous a accordé.